01 mai 2009
Peut-être faudrait-il créer un nouvelle rubrique de la “République des livres” et glisser “Exercice d’admiration” entre “Histoire littéraire” et “Littératures étrangères”. Le fait est que le phénomène est plus courant ailleurs que chez nous. Comme si les auteurs français rechignaient au “Ce que je dois”, perçu comme une manière de s’abaisser en rendant les armes, quand la gratitude est plus naturelle sous d’autres cieux. Ils s’y mettront probablement lorsqu’ils comprendront que loin d’être un aveu d’impuissance, l’exercice tire vers le haut ceux qui s’y prêtent. On vient d’en avoir à nouveau l’éclatante démonstration avec Voyage vers la fiction (El viaje a la ficcion, traduit de l’espagnol par Albert Bensoussan, 257 pages, 19 euros, Arcades/ Gallimard) de Mario Vargas Llosa. Rien n’est moins public que le sous-titre (Le monde de Juan Carlos Onetti). En effet, qui connaît ce grand écrivain uruguayen ? Peu lu, très peu connu, malgré le portrait biographique lui consacra Ramon Chao il y a vingt ans (en français chez Plon). Pourtant son influence est inversement proportionnelle à sa notoriété. En lui rendant hommage, le péruvien Maria Vargas Llosa, dont l’audience, elle, est immense, se met à son service. Couvert d’honneurs, il salue bien bas celui en qui il voit un écrivain plus grand que lui. Il le remercie de ses livres, de ce qu’ils lui ont apporté et de ce qu’ils lui donnent encore. Ce qui ne se fait guère. Comme il est rare également de faire d’un critique littéraire le dédicataire d’un essai littéraire. L’avant-propos, qui donne son titre à l’ensemble, ne concerne pas directement Juan Carlos Onetti (1909-1994). C’est un éblouissante célébration de la littérature romanesque, de la part du rêve et celle de l’invention dans la fabrication d’une vie mensongère ainsi que le commande toute fiction, des vies parallèles dans lesquelles nous nous réfugions chaque fois que nous pénétrons dans les territoires de l’imaginaire. Après seulement il nous introduit au monde d’Onetti, l’affabulateur fabuleux, maître de l’exagération rongé par l’alcool, hanté par l’ennui et par une névrose passive accentuée par l’âge (écoutez-le parler ici en 1977) qui créa un monde à lui avec la ville de Santa Maria comme Garcia Marquez le fit avec Macondo, Juan Rulfo avec Comala et Faulkner avec Yoknapatawpha County. Faulkner surtout, le plus grand, celui que Vargas Llosa évoque le plus souvent, peut-être parce qu’Onetti partage avec lui une même réputation quoique à une toute autre échelle : ce sont par certains côtés des écrivains pour écrivains. Ils auront eu davantage d’influence que d’audience pour reprendre une distinction dont Julien Gracq se faisait l’écho dans La Littérature à l’estomac. L’essai de Vargas Llosa donne naturellement envie de se plonger dans l’oeuvre-monde d’Onetti, à commencer par La Vie brève (Stock) qui se voulait un roman total, cette chimère que poursuit tout écrivain bien né (“le roman le plus travaillé d’Onetti et l’un des plus ambitieux de la littérature latino-américaine, d’une audace et d’une originalité compartables à celle des meilleurs auteurs du XXème siècle, un ouvrage où le thème déjà présent dans ses premiers écrits, la fuite des êtres humains vers un monde de fiction pour échapper à une réalité détestable, atteint une nouvelle valence, grâce à l’habileté et la subtilité du développement”) et en poursuivant le cas échéant avec L’enfant tant redouté dont il nous dit que c’est son chef d’oeuvre, puis Le Chantier et Ramasse-vioques.Mais Vargas Llosa ne les privilégie pas pour autant, et décortique chacun des textes d’Onetti avec une précision et une acuité d’analyse remarquables. On sent qu’après les avoir lus en leur temps, dans le bonheur et l’excitation de la découverte, il les a relus récemment un crayon à la main. Nul mieux qu’Albert Bensoussan ne pouvait rendre en français les nuances de ce Voyage vers la fiction, puisque traducteur de Vargas Llosa, il l’est également d’Onetti. Idéal pour comprendre comment l’un considère l’oeuvre de l’autre comme une métaphore du désastre de l’Amérique latine. Au passage, on apprend aussi comment Borges traduisait le fameux leitmotiv de Bartleby le scribe :” I would prefer not to”. Sous sa plume, c’était “Preferiria no harcelo…”. Tout écrivain est d’abord un lecteur. Juan Carlos Onetti, lui, dans ses dernières années, ne quittait guère sa chambre à Madrid. Ni son lit même pour les interviews (celle-ci est assez pathétique dans le reflet qu’elle renvoie de son autodestruction). Il se shootait à ce cocktail : whisky, cigarettes et polars.
(Mario Vargas Llosa hanté par Onetti” photo D.R.; “Vargas Llosa, sa femme Patricia, Carlos Fuentes, Juan Carlos Onetti, Emir Rodriguez Monegal et Pablo Neruda en 1966″ photo D.R.; ”détail de l’illustration de couverture de l’édition espagnole deViaje a la ficcion“, photo éditions Alfaguarra ; ”Juan Carlos Onetti en 1980″ photo D.R.)