Obama : L’hyperprésident (le vrai)
Quand Krugman se dit “désespéré” par Obama
Le Prix Nobel d’économie n’est pas tendre envers Obama et son équipe. Il leur reproche en particulier leur gestion de la crise financière.
16.04.2009 | Evan Thomas | Newsweek
Paul Krugman possède tous les attributs d’un membre éminent de l’establishment progressiste de la côte Est : une tribune dans le New York Times, une chaire à Princeton, un prix Nobel d’économie. Mais dans ses chroniques, et peut-être au plus profond de lui-même, il est antiestablishment. Après avoir été l’un des plus farouches contempteurs du gouvernement Bush, il se montre aujourd’hui critique, si ce n’est hostile, envers la Maison-Blanche d’Obama. Dans sa chronique bihebdomadaire et sur son blog, intitulé Conscience of a Liberal [Conscience d’un progressiste], il reproche à Obama et à son équipe d’essayer de redresser un système financier qu’il juge moribond. Il considère le ministre des Finances Tim Geithner et d’autres hauts responsables comme des instruments de Wall Street. Ces hommes et ces femmes “ne sont pas vénaux”, tempère Krugman, mais ils pèchent par “osmose”, car ils passent trop de temps à côtoyer les banquiers d’affaires et consorts. Le jour où Geithner a détaillé son plan de sauvetage des banques, le 23 mars, Krugman s’est dit “désespéré”, dans le New York Times, de voir qu’“Obama […] est parti du principe que les banques sont fondamentalement saines et que les banquiers savent ce qu’ils font. A croire que le président fait tout pour confirmer le sentiment que lui-même et son équipe économique sont coupés des réalités.”
Krugman exagère peut-être le déclin du système financier ou l’empressement de l’équipe d’Obama à le préserver. Mais s’il avait raison, ne serait-ce qu’en partie ? Si le président Obama laissait passer sa seule chance d’intervenir pour nationaliser – ou tout au moins pour restructurer – les banques avant qu’elles ne s’effondrent complètement ? Quoi qu’il en soit, Krugman a aujourd’hui son quart d’heure de célébrité et il en profite. Il est conscient de l’influence que lui donne sa position d’outsider. “Personne n’a un aussi gros porte-voix que moi, se réjouit-il. Si l’on fait abstraction du fait que le monde court à sa perte, c’est formidable.” Dernièrement, il a été invité dans de nombreux talk-shows. Quelqu’un lui a même consacré une vidéo sur YouTube : on y voit un chanteur susurrer : “Hé, Krugman, pourquoi t’es pas au gouvernement ? Bon sang, t’es où, mec ? On a besoin de toi sur le front, pas seulement dans les colonnes du New York Times.” Il est pourtant peu probable que Krugman se retrouve au gouvernement, l’une des raisons étant qu’il a toujours eu trop tendance à dire la vérité au pouvoir en place. Ce qui est tout à son honneur, mais ne favorise guère l’entrée dans les cercles officiels.
Devenu collaborateur du New York Times en 2000, juste avant l’élection de Bush, il n’a pas tardé à écrire sur la politique et la sécurité nationale aussi bien que sur l’économie. Puis il s’est mis à fustiger le gouvernement Bush pour l’invasion de l’Irak. Quelqu’un au New York Times lui a alors demandé de mettre de l’eau dans son vin et de s’en tenir à ce qu’il savait. “Je les énervais”, reconnaît-il. Mais Krugman ne regrette rien de ses attaques anti-Bush. “J’avais vu plus juste en 2001 que n’importe quel autre intellectuel”, souligne-t-il.
Idéologiquement, Krugman est un social-démocrate à l’européenne. Elevé dans le culte du New Deal, il affirme : “Je ne déborde pas de compassion. Mais je ne crois pas que l’égoïsme soit toujours une bonne chose. Cela ne cadre pas avec la manière dont le monde fonctionne.” Krugman est particulièrement véhément en ce qui concerne le creusement des inégalités entre les riches et les pauvres. Pendant la campagne électorale de 2008, il a d’abord penché pour le candidat démocrate John Edwards, puis pour Hillary Clinton. “La réforme du système de santé telle que la proposait Obama était insuffisante, note-t-il, et il jouait la carte du dépassement des clivages partisans, ce qui me paraissait naïf.”
Krugman applaudit aujourd’hui les efforts d’Obama en vue de taxer les riches, et il salue sa volonté de refonte du système de santé. Pour ce qui est de la crise financière, question primordiale s’il en est, il dit qu’il ne perd pas l’espoir de voir la Maison-Blanche reconnaître la justesse de son analyse – à savoir que le gouvernement doit se porter garant des dettes de toutes les banques américaines et nationaliser le plus vite possible les grandes banques “zombies”. Les hauts responsables de la Maison-Blanche ne font aucun cas des arguments de Krugman. L’un d’entre eux fait valoir que les chroniqueurs n’ont rien d’autre à perdre que leurs lecteurs, et que les nombreux fans de Krugman lui ont souvent pardonné ses erreurs. Le gouvernement, lui, n’a pas droit à l’erreur, il ne peut pas s’offrir ce luxe. Si Obama se trompe dans ses calculs, il pourrait bel et bien faire s’effondrer les marchés boursiers et plonger l’économie dans la dépression. L’idée, évoquée par Krugman, selon laquelle le gouvernement pourrait prendre le contrôle de tous les établissements bancaires est parfaitement irréaliste, à en croire les conseillers d’Obama. Les autorités fédérales n’ont ni le personnel ni les ressources suffisantes pour prendre en main le système bancaire, loin de là.
Krugman balaie ces arguments, même s’il reconnaît qu’il n’est pas un homme de “détails”. Il dit livrer une bataille philosophique contre les ploutocrates. Il est d’avis qu’Obama a besoin d’une sorte de “sage” pour le conseiller et cite Paul Volcker, l’ancien président de la Réserve fédérale, qui a jugulé l’inflation pour Reagan et dirige aujourd’hui un comité consultatif pour Obama. Et pourquoi pas Krugman lui-même, dans ce rôle de sage ? “Je ne suis pas fait pour jouer les éminences grises, estime-t-il, tout ce que j’ai, c’est une voix”.