spécial argent
Les vraies raisons de la vie chère
La voracité en matières premières de pays émergents en plein boom, l’appétit croissant des Chinois pour la viande et l’alimentation « de luxe », la planète à sec d’hydrocarbures. Telles sont, tirées d’un véritable florilège, quelques-unes des raisons avancées par la plupart des commentateurs bien en cour pour expliquer l’actuelle flambée des étiquettes. Le carburant à plus de 1,50 euro le litre, les aliments et autres produits de base qui augmentent de 20 % à 50 % parfois en quelques semaines, et l’inflation mesurée à 4 % en juin dans la zone euro, selon le communiqué d’Eurostat de lundi, tout cela n’aurait qu’une seule origine : une raréfaction inéluctable des matières premières avec laquelle, qu’on se le dise, il va falloir apprendre à vivre.
L’effet zoom est bien commode. Il permet de relever quelques détails du tableau tout en laissant l’essentiel dans le flou. Les dysfonctionnements de l’agriculture mondiale, le besoin de souveraineté alimentaire ou la nécessité de préparer l’après-pétrole sont autant d’enjeux qui émergent aujourd’hui et contribuent aux tensions sur les marchés. Mais ils ne sont pas la vraie raison de l’explosion des prix. Celle-ci est d’abord d’origine spéculative. Elle est une métastase de la financiarisation de l’économie promue, ces dernières années, en modèle par nombre de dirigeants politiques.
Les regains de tensions sur la demande de matières premières devraient déboucher « au pire sur des hausses de cours de 10 % à 20 % », souligne l’économiste états-unien Richard Smith. Or, en un an, le prix du riz a triplé, celui du maïs a augmenté de presque 200 %, le blé de plus de 50 % et le baril de brut de plus de 90 % (pour une demande d’or noir, soit dit au passage, qui n’a crû, elle, que de 1,5 % sur la période). Il s’est ainsi formé de véritables bulles spéculatives sur le pétrole et d’autres produits de base. Une récente enquête, réalisée à la demande de parlementaires états-uniens, montre que plus de 71 % des échanges sur le marché à terme du pétrole de New York (le Nymex) sont d’origine spéculative (1).
Comment en est-on arrivé là ? Le krach financier qui a éclaté durant le courant de l’été 2007 a conduit bon nombre de gros opérateurs boursiers à jeter leur dévolu sur de nouveaux produits pour tenter de se refaire une santé à la hauteur des formidables plus-values réalisées pendant des années en misant sur l’immobilier états-unien et ses dérivés titrisés (transformation des traites des petits accédants à la propriété en titres boursiers échangeables). L’éclatement de la bulle financière accumulée dans ce secteur débouche sur la recherche frénétique de valeurs capables de rapporter très vite, au moins aussi gros, pour pouvoir se renflouer.
Les grandes banques centrales, loin de dissuader la spéculation, l’ont au contraire encouragée. Ce sont elles qui ont fourni aux opérateurs les moyens de « se refaire » sur les matières premières afin d’éponger à bon compte les pertes issues de l’immobilier en crise. Pour sauver les principaux acteurs du système et en particulier les plus gros établissements bancaires de la planète, impliqués à fond dans les subprimes, la Réserve fédérale des États-Unis et la Banque centrale européenne (BCE) ont en effet injecté, depuis août 2007, plus de 1 000 milliards de dollars de liquidités sur les marchés.
Autrement dit : les grands instituts d’émission occidentaux ont fait fonctionner à fond la planche à billets sans que ces crédits nouveaux bon marché ne possèdent d’équivalents en termes de richesses créées par l’économie réelle. Ce qui correspond à une définition parfaite de la machine à produire de l’inflation. Elle est donc bien d’origine financière, cette flambée des prix qui entame si fortement le pouvoir d’achat des salariés, affecte jusqu’aux classes moyennes d’un pays comme le nôtre et provoque des émeutes de la faim dans nombre de pays du Sud.
Quand Jean-Claude Trichet annonce, sous couvert de combat contre cette flambée des prix à laquelle il a donc lui-même contribué, un relèvement imminent des taux d’intérêt de la BCE, au risque d’étouffer la croissance européenne déjà déclinante, il ne fait rien d’autre que d’affirmer, envers et contre tout, une volonté de protéger et de laisser prospérer l’enflure financière, quitte à présenter du même coup l’addition de la crise aux salariés. Le gouverneur de la BCE le souligne d’ailleurs presque explicitement quand il fustige, à la moindre occasion, les syndicalistes qui exigent des hausses de salaire conséquentes, prétextant qu’ils agiraient comme d’irresponsables individus prêts à déclencher « un effet de second tour ». Traduisez une spirale inflationniste. Certains assassins transfèrent les responsabilités de leurs crimes sur leurs propres victimes, selon un syndrome bien connu des criminologues. La « Trichet attitude » s’y apparente furieusement.
(1) Enquête publiée en grande partie dans le Wall Street Journal du 22 juin dernier.
Bruno Odent