Faillite, crise, disparition, refus, refondation ou moralisation du capitalisme ? Ces qualifications, venant des diverses parties de l'échiquier politique, ont un point commun. Invectivant un coupable désigné, elles manquent la vraie cible. La facilité d'expression empêche la lucidité. Crise du capitalisme ? Non mais, ce qui est plus grave, crise de l'économie menacée dans l'une de ses fonctions essentielles : la fonction monétaire. La monnaie est un bien collectif, ciment du vivre ensemble dans l'ordre économique. C'est son acceptation indiscutée par tous les acteurs qui permet de passer de l'économie de troc à l'économie d'échanges, de la tribu néolithique à la société moderne. Elle est apparue au début des temps historiques, à la fin du VIIe siècle avant J.-C., en Asie mineure, dans le royaume de Lydie qui devint bientôt celui de Crésus. La richesse des sables aurifères du fleuve Pactole explique sans doute que des pièces d'or furent pour la première fois frappées par le souverain pour payer ses mercenaires.
Bien sûr, le crédit permit bientôt d'augmenter la flexibilité des échanges. Il engendra une nouvelle forme dématérialisée de monnaie, mais convertible en or à première demande du porteur. C'est le principe même de convertibilité qui limitait l'émission monétaire et assurait la stabilité de la construction. Ce système gouverna la circulation monétaire de chaque pays et du monde entier jusqu'à la première guerre mondiale où les belligérants furent contraints de l'abandonner. Il avait vécu plus de 2 500 ans. L'or, cette "relique barbare", disait Keynes, qui l'accusait de favoriser la déflation. Force est de constater que l'univers monétaire où nous vivons aujourd'hui, complètement dématérialisé, a un siècle d'existence (ce qui est bien court à l'échelle historique) pendant lequel il a failli exploser deux fois (1929 et 2008). Problème de régulation ? Peut-être, mais surtout défaut de conception.
Telle Aphrodite, la monnaie porte en soi la marque contradictoire de son origine. Sa création est le fait du système bancaire qui en a le monopole, en contrepartie exacte des crédits consentis à l'économie. Le crédit bancaire crée la monnaie. Celle-ci, bien public, naît de prises de risques multiples sur des emprunteurs privés. Tout crédit non remboursé, a fortiori toute défaillance bancaire, mettent en cause la confiance dans la monnaie, instrument irremplaçable de l'échange. En ce sens, la banque est un service public, qui doit être gérée comme telle. On en est loin.
Faut-il réguler les agences de notation, les hedge funds (fonds spéculatifs), ceux de private equity (fonds d'investissement) ? Certes. Faut-il interdire les paradis fiscaux ? Bien entendu. Faut-il intervenir sur la rémunération des traders et celle des présidents de grandes sociétés ? Sans aucun doute. Faut-il imposer la transparence partout où les risques financiers peuvent s'accumuler ? Oui, une fois de plus. Et exiger de toutes les institutions financières, quel que soit leur métier, le respect de normes minimales de fonds propres et de liquidité. Ce sont là des conditions nécessaires de la stabilité. Elles ne sont pas suffisantes.
Le système bancaire est le coeur du réacteur. C'est lui qu'il faut protéger. Souvent contre lui-même, parfois contre les demandes de l'opinion ou du pouvoir politique. La création d'une banque centrale indépendante a été un premier pas. Mais beaucoup reste à faire. Le système bancaire, dépositaire de la confiance publique, doit être en toutes circonstances invulnérable. Pour ce faire, pas d'autre solution que de le ramener dans les strictes limites de sa fonction originelle, ce qui passe par deux règles.
La première rappelle que le métier de la banque n'est pas de prendre des risques, mais au contraire de créer de la monnaie sans risque. Donc de se borner à anticiper de quelques semaines ou de quelques mois des règlements dont le caractère est certain, en un mot de financer le fonds de roulement de l'économie et rien d'autre. Le risque long, le risque entrepreneurial, le risque d'investissement ne relèvent pas de la banque mais de l'épargne déjà constituée, c'est-à-dire de fonds propres. Quant aux risques spéculatifs, découlant d'un pari sur le prix futur d'actifs existants, ils doivent lui être purement et simplement interdits. Le périmètre de la banque de dépôts doit correspondre à son appellation : ce qu'il faut vraiment réguler demain, mieux qu'aujourd'hui, c'est d'abord le risque bancaire.
A cet égard, la seconde règle devrait consister, dès la sortie de crise, à accroître fortement les exigences de fonds propres des banques et cela d'autant plus que leur taille fait peser un risque systémique plus important. Le danger naît de la convergence de deux facteurs : la concentration des structures, d'une part, l'effet d'endettement, de l'autre, qui rendent illusoire l'efficacité des amortisseurs de chocs que constituent les fonds propres (et incertaine la capacité d'intervention en dernier ressort des Etats). Sait-on que le passif total des banques françaises, qui ne sont pas les pires et de loin, mesuré au niveau de leur seul bilan représente dix-sept fois leurs fonds propres ? Comment expliquer que la puissance publique, garante ultime de la monnaie, accepte pour les banques des ratios d'endettement que les banques elles-mêmes interdisent à toute entreprise industrielle ou commerciale ? Les risques bancaires seraient-ils plus faibles ? Ou leurs conséquences moins désastreuses ? On sait bien que non.
Il est vrai que quand tout va bien, un tel effet de levier a des effets enivrants. Les rentabilités obtenues pour le capital (dix-sept fois le taux de marge nette) se situent à des sommets qui simultanément font la fortune des directions générales et sont interprétées comme autant de preuves de leur excellence professionnelle. Mais comment faire atterrir l'économie réelle vers des niveaux de rentabilité de long terme moins excessifs si l'aristocratie qui occupe le coeur du système bancaire est jaugée sur sa seule capacité à entretenir l'illusion ? Ce n'est pas le capitalisme qu'il faut moraliser mais les conditions de la création monétaire (Etats-Unis compris, bien entendu) que l'on doit revoir de fond en comble.
Jean Peyrelevade est économiste.