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6 may 2008

ROCARD&BALLADUR. DEBAT (II)

LE FIGARO. - Vous êtes tous deux convaincus de la nécessité de réformer la France. Mais quand doit-on faire des réformes ? Quand la situation est difficile ou quand elle est bonne ?
Michel ROCARD. - Je déteste l'expression réforme de l'État. La réforme de l'État, c'est le succès espéré de 350 ou 400 réformes ponctuelles, qu'il faut faire séparément et qui ne se conditionnent pas toutes les unes les autres. J'aime encore moins cette attitude qui consiste à considérer que toute réforme doit passer par une législation. Je préfère les décrets, moins voyants et plus faciles à mettre en œuvre. Enfin, il y a les contrats que nous oublions trop souvent. Nous appelons réformes ce qui se vote à l'Assemblée, si possible dans un contexte conflictuel et violent ! J'ai changé les statuts d'Air France par la négociation, et j'ai aussi sauvé Renault dont j'ai fait modifier les statuts et qui a pu racheter Nissan. Ces réformes ont une caractéristique : je n'ai rien annoncé à l'avance. Je n'ai saisi le législateur que quand la négociation était avancée. La loi doit se contenter d'être enregistreuse.Édouard BALLADUR. - Quand on peut passer des contrats ou décider par décret plutôt que de voter des lois, cela vaut mieux, j'en suis d'accord, à condition qu'il y ait une concertation préalable. Est-ce qu'il faut engager des réformes quand cela va bien ou mal, est-ce qu'il faut les annoncer à l'avance ? Je suis partisan de la franchise. La réforme est nécessaire pour sortir des difficultés. Si l'on attend que celles-ci se résorbent d'elles-mêmes, on risque de ne rien faire. Il faut les faire quand elles sont nécessaires. Contrairement à Michel Rocard, je crois qu'il faut les annoncer. Il faut fixer un cap, pour que les citoyens puissent voir où on veut les mener.

Quel jugement portez-vous sur la révision générale des politiques publiques (RGPP) ?
M. R. - Il y a sur la RGPP un malheur culturel. La France avait très peu, et pas du tout jusqu'à mon arrivée, l'habitude d'évaluer les politiques publiques. Nous ne connaissions que le contrôle comptable. Or, cela n'a rien à voir. J'ai introduit pour la première fois l'évaluation d'une politique publique dans la loi créant le RMI. Et j'ai fait voter, par décret, le principe selon lequel toute politique publique doit être soumise à une évaluation qui soit acceptée. Le problème de la RGPP, ce n'est pas qu'on fasse de l'évaluation des politiques publiques, c'est qu'on prétend les faire toutes à la fois, ce qui n'est pas possible.E. B. - S'agissant de la réduction des dépenses publiques, il est vrai qu'elle dépend d'abord d'une réforme des structures. Il faut savoir quelle conception on se fait du rôle et de la mission de l'État, des collectivités locales, de la Sécurité sociale, avant de décider des moyens à leur allouer, et de juger du coût. Je ne pense pas qu'il soit dans les intentions du gouvernement de tout faire à la fois, ce serait impossible, mais il faut prendre d'ores et déjà des décisions significatives pour réduire la dépense publique qui a atteint un niveau exorbitant qui handicape gravement. La diminution des déficits publics est une priorité absolue. La réduction du nombre de fonctionnaires est nécessaire, mais ce qui est plus important encore, c'est ce qu'on va leur demander de faire. Il y a aussi des gaspillages qui sont des sources de dépenses immenses, je pense à la superposition des structures publiques qui alourdit tellement la fiscalité locale. Autrement dit, le gouvernement a raison de vouloir avoir des idées claires pour mieux réduire les dépenses. C'est à cela que correspond la révision générale des politiques publiques, qui est une action heureuse.M. R. - Je refuse la mise en cause des fonctionnaires. Toute insulte aux fonctionnaires faite par un gouvernement aura pour conséquence qu'il sera plus mal servi, ce qui est assez catastrophique. Le problème du courage politique est décisif. Je vais prendre l'exemple de la fiscalité locale. Le fait que nous n'ayons pas été capables, depuis la fin de la dernière guerre, de rattacher les ressources des collectivités territoriales sur les impôts nationaux a pour résultat une fiscalité sui generis avec ses propres assiettes. 8 000 à 10 000 fonctionnaires ne font que ça ! Après, on dit aux fonctionnaires : « Vous êtes trop nombreux ! » La plupart des Français considèrent qu'on est tout juste suffisant en matière de police et de gendarmerie. Mais nous savons aussi qu'en matière de juges et de greffiers, le compte n'y est pas. Nous n'avons pas assez d'infirmières. Quant à l'Éducation, nous avons supprimé les surveillants dans les lycées. Nous le payons très cher en termes d'insécurité. On ne résoudra pas ce problème par de nouvelles suppressions d'emploi.

Monsieur Rocard, vous n'êtes donc pas d'accord avec l'idée du non-remplacement d'un fonctionnaire sur deux partant à la retraite?
M. R. - Pas partout. Je suis d'accord pour assainir les dépenses publiques, mais je n'accepte pas l'application d'une règle brutale. E. B. - Le principe de suppression d'un fonctionnaire sur deux est une moyenne globale. Dans certains secteurs, on en supprimera moins et dans d'autres davantage. C'est une règle souple. Nous avons trois réformes capitales à faire : la réforme de l'État, qui permettra celle de la fiscalité et la réduction des déficits, la réforme de la formation, nécessaire au plein-emploi, et la réforme de l'organisation du travail. À ce prix, nous pouvons retrouver la croissance, augmenter le pouvoir d'achat et assainir nos finances publiques. Nicolas Sarkozy a eu raison de le dire : tout est lié.

Le projet de loi de révision constitutionnelle constitue-t-il une réforme majeure de la Constitution de 1958?
E. B. - Je le crois. Nous avons depuis un demi-siècle des institutions efficaces qui assurent la solidité de l'exécutif. Mais la V e République est allée trop loin dans l'affaiblissement du Parlement, qui a moins d'influence que dans n'importe quelle autre démocratie occidentale. Tout l'effort du comité que j'ai présidé, et qui comportait des personnalités venant de tous les horizons, a consisté à lui donner des droits nouveaux, notamment en restreignant ceux du président de la République, afin d'assurer un meilleur équilibre des pouvoirs, et finalement davantage de démocratie. Il fallait aussi répondre à l'évolution des esprits, et donner aux citoyens le moyen de mieux défendre leurs droits ; c'est pourquoi nous avons proposé l'exception d'inconstitutionnalité qui permet aux justiciables de demander au Conseil constitutionnel qu'on ne leur fasse pas application d'une loi contraire à la Constitution.

L'un des enjeux de cette réforme, au départ, c'était l'éventuelle réécriture de l'article 20 : «Le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation». Mais il reste inchangé...
E. B. - Les rapports entre le président et le premier ministre, c'est un sujet que M. Rocard et moi connaissons bien. J'aurais souhaité qu'on mette le droit en accord avec la réalité et qu'on précise que c'est le président qui définit la politique de la nation, hors cohabitation, bien entendu. Le gouvernement a estimé qu'il valait mieux laisser les choses en l'état afin de ne pas rendre la cohabitation impossible, puisque, par définition, quand il y a cohabitation, le président a, de fait, infiniment moins de pouvoirs. Telle qu'elle est, c'est une bonne réforme réclamée par les parlementaires de droite et de gauche depuis longtemps et qui n'altère pas l'esprit de nos institutions. Si on la laisse passer sans la saisir, l'occasion ne se représentera pas de sitôt, nous ne sommes pas près de retrouver un président qui propose de réduire ses pouvoirs. Comment expliquerait-on à l'opinion que le Parlement refuse ce qui lui est offert ? J'ajouterai que tant que nous aurons deux autorités ayant chacune leur légitimité, nous sommes dans la Ve République.M. R. - J'espère que le PS sera conscient que l'enjeu de la bataille ne vaut pas des microbatailles partisanes et je pense que cette avancée est positive. Je voudrais néanmoins rappeler que la Constitution gaulliste offre d'énormes pouvoirs au chef de l'État, même si on les érode un peu. Mais il y a plus grave. L'emballement médiatique trouve comme prétexte notre organisation constitutionnelle pour refaire de la France une monarchie élective et le poids médiatique est tel qu'il interfère sur le calendrier électoral. Nous sommes en fait trois ou quatre ans en campagne présidentielle. Les médias interfèrent aussi sur la sélection des candidats, sélection dans laquelle les critères comme l'expérience ou la compétence disparaissent. Tout cela me paraît d'une gravité croissante. J'ai été un défenseur acharné de cette Constitution, contre mon maître Pierre Mendès France. Je crois que j'ai fait une faute et je souhaite que la France mûrisse assez pour être capable de revenir à un régime parlementaire classique. En attendant, et faute de mieux, il est utile de revaloriser les pouvoirs du Parlement.E. B. - Vous remettriez en question l'élection du président au suffrage universel ?M.R. - Oui, j'en suis arrivé à cette conclusion. E. B. - Et vous feriez un référendum sur ce sujet ? Bon courage !M. R. - Il faut le temps de préparer les esprits…

Après le « non » des Français à la Constitution européenne, Nicolas Sarkozy a obtenu dès le début de son mandat le traité simplifié. Est-ce suffisant?
E. B. - Nous n'avons pas fait le choix de conférer à l'Europe une compétence en matière diplomatique et militaire qui l'emporte sur la souveraineté nationale. Personne ne le veut. Aussi longtemps que l'on n'aura pas institué la règle de la majorité qualifiée pour les décisions de politique extérieure, et l'on ne le fera pas de sitôt, nous demeurerons dans un cadre traditionnel. Prenons l'exemple de l'Irak. Accepterions-nous, nous Français, d'aller ou de ne pas aller nous battre en Irak parce que cela aurait été décidé par une majorité des États membres de l'Union européenne ? Peut-on forcer un pays à envoyer ses soldats se battre à l'extérieur contre son gré ? Aujourd'hui, c'est inconcevable. Nous en resterons à la coopération interétatique en matière de défense et de politique étrangère, et l'Europe conservera un rôle essentiellement dans le domaine de l'économie et des libertés.M. R. - Le président Sarkozy a apporté à la politique française un certain nombre de changements. Le principal et le plus positif est qu'il a eu l'audace et le talent de sortir de l'imbroglio institutionnel où nous étions en conduisant une mouture un peu amputée, mais pas trop, du projet de traité constitutionnel européen. Cela dit, vous ne m'enlèverez pas l'idée que l'Europe paie auprès de l'opinion publique le fait d'avoir une compétence limitée à l'intendance. Ce dont l'Europe traite n'est jamais susceptible d'enthousiasme. Elle n'est pas chargée de la politique étrangère ni pour l'essentiel des grandes opérations humanitaires qui restent nationales, même si elles peuvent avoir un label européen. Là où le monde s'entre-tue, souffre et va mal, l'Europe n'est pas compétente. Elle est un club d'États aisés qui gère au mieux les affaires de voisinage pour protéger son niveau de vie. Il faut le faire, ce n'est pas inutile et cela ne marche même pas si mal, mais ce n'est ni poétique ni populaire. Pour revenir à la question du traité, il fallait donc sortir de ce blocage institutionnel et je suis heureux que le président ait réussi à ce sujet. Donc bravo…

Donc, satisfecit à Nicolas Sarkozy ?
M. R. - Non, car je suis beaucoup plus critique en ce qui concerne sa politique à l'encontre des États-Unis. Le candidat Sarkozy avait fait peur à beaucoup de gens, dont moi-même, lors de sa rencontre avec le président Bush au cours de laquelle il avait manifesté son désaccord avec l'orientation donnée par le président Chirac concernant l'Irak. E. B. - Lors de cette rencontre, il n'a pas critiqué le refus de la France de combattre en Irak, mais la forme employée pour le justifier. M. R. - C'est vrai, mais c'est ainsi que cela a été interprété. Cela me paraissait grave parce que je pense que ce pays a fait en Irak une politique folle et dangereuse que nous allons payer durant des décennies. Pour autant, une fois élu, Nicolas Sarkozy n'a pas donné les signes d'une cette orientation proaméricaine. Au contraire, il a maintenu une certaine distance, voire une forme de désapprobation à l'égard de cette intervention. Je crois que la pression sur les États-Unis doit continuer, car le danger qu'ils font courir à l'humanité tout entière est beaucoup trop grand. Mais globalement, j'aurais préféré une politique étrangère orientée vers l'idée de convaincre le reste du monde démocratique qu'il nous faut mettre un terme à cette idée de guerre contre le terrorisme, non qu'il ne faille pas combattre le terrorisme, bien au contraire. Mais le mot de guerre est inapproprié. Il a été choisi pour des raisons symboliques : mobilisation des esprits aux États-Unis et on peut le comprendre. Seulement, le mot guerre a sa connotation. Il suggère un territoire, la mobilisation d'armées entières, et des façons de se battre. Et c'est cela qui ne colle pas. Le terrorisme relève de la police à un niveau mondial, car il n'a pas de territoire particulier.

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